Les anciens militaires de la République et de l'Empire dans le département de la Meurthe en 1857 et la Médaille de Sainte Hélène
par Françoise JOB

Que sont devenus les anciens militaires de la République et de l'Empire, et combien d'entre eux survivent-ils encore dans le département de la Meurthe en 1857?

La décision de Napoléon III de leur attribuer la médaille de Sainte-Hélène, créée pour eux, qui est aussi la première médaille commémorative de l'armée française, a eu pour conséquence de dresser les listes des ayants-droit, puis celles des médaillés. Elles ont été complétées par des enquêtes concernant chaque ancien militaire et la constitution de dossiers individuels, où figurent le détail des états de service et des pièces justificatives variées. Enfin, nous disposons de correspondances administratives révélatrices de la mentalité des récipiendaires et, dans une certaine mesure, des réactions de l'opinion publique.

Avec une population de 424 373 habitants au recencement de 1856, le département de la Meurthe totalisait, pour les quatre premières listes, 4 606 anciens combattants, postulants à la médaille de Sainte-Hélène. L'arrondissement de Nancy, le plus peuplé, en comptait le quart à lui seul, suivi de ceux de Château-Salins, Lunéville, Toul et Sarrebourg. Mais ces chiffres ont appelé bien des corrections. En effet, un certain nombre d'anciens combattants n'avaient pu s'inscrire dans les délais impartis. Absents momentanément, ou vivant isolés, certains n'ont pu être prévenus que tardivement; d'autres, infirmes et se déplaçant difficilement, n'ont pas compris à priori qu'ils pouvaient se faire inscrire par personne interposée. Quelques-uns, ayant perdu leurs papiers, n'ont pas utilisé assez rapidement la possibilité d'obtenir des attestations de service. Enfin, nous avons le cas d'un curé de village qui effectue les démarches nécessaires pour son frère, trop modeste pour faire valoir ses droits. De sorte qu'en une année (1857-1858), six listes supplémentaires, voire neuf par endroits, comportant approximativement 700 à 800 noms, ont dû être dressées. La première totalisait 460 noms, la dernière encore 52. Davantage de précision numérique ne peut être donnée, quelques listes ayant disparu du dépôt d'archives.

Quelle est la répartition géographique des rescapés à l'intérieur des différents arrondissements? Le comptage qui en a été minutieusement effectué permet d'aboutir aux conclusions suivantes: si le chef-lieu totalise entre 100 et 200 anciens combattants, et plus de 400 pour Nancy, seulement 5 à 10 % des communes, selon les arrondissements, déclarent n'en avoir pas ou plus, par suite de décès dans ce dernier cas. Environ 10 % d'entre elles en ont entre 10 et 30; toutes les autres de 2 à 10; un seul rescapé par commune ne se trouve que très rarement. Il y a donc, en gros et proportionnellement à la population, des anciens militaires de la République et de l'Empire dans presque toutes les 714 communes, aussi petites soient-elles, du département de la Meurthe.

Cependant, l'étude de chaque dossier par l'administration a permis de rayer des listes un petit nombre de postulants. Tout d'abord, seuls les militaires incorporés dans les formations régulières de l'armée pouvaient prétendre obtenir la médaille de Sainte-Hélène. De telle sorte qu'ont été rejetées les candidatures de conscrits réformés en arrivant au corps, d'enfants de troupe n'ayant pas poursuivi de carrière, et de cantiniers et cantinières. Ces derniers, bien qu'ayant produit des certificats de chefs de corps attestant qu'ils avaient suivi les troupes en campagne, certains pendant plusieurs années, n'ont finalement pas été
considérés comme partie intégrante de l'armée. D'autre part, un assez grand nombre d'individus, qui n'avaient pu produire un congé absolu postérieur à la bataille de Waterloo, ont éte considérés comme déserteurs, donc exclus des listes des ayants droit. Leur douloureuse situation a attiré l'attention du préfet qui a plaidé leur cause auprès du Grand Chancelier. S'il est exact que ces militaires pouvaient légalement être considérés comme déserteurs, ils ont néanmoins quitté leur service "dans des circonstances qui en atténuent singulièrement la gravité (et sont partis) après Waterloo à une époque où l'armée était complètement désorganisée... sans qu'aucun chef s'y opposât"
"Après le départ de l'Empereur, presque tous les soldats étaient des troupeaux sans pâtre...; dans leur attachement à l'Empereur, ils ne voulaient servir que lui... " Cette dernière réflexion est destinée autant à les disculper qu'à les différencier de ceux qui ont servi quelques mois la Restauration, avant d'obtenir leur congé. Finalement, le Grand Chancelier s'est laissé fléchir, reconnaissant "qu'il serait dur de traiter de déserteurs de vieux soldats qui, après avoir fait toutes OU presque toutes les guerres de l'Empire, n'ont quitté l'armée que parce qu'elle était entièrement désorganisée, et que leur présence y était à peu près inutile".

Ensuite, ont été exclus des listes, quel que soit leur passé militaire, les individus entachés de condamnations judiciaires, tel ce François Velter, qui selon les extraits du greffe du Tribunal civil de Nancy, s'est rendu coupable, entre 1837 et 1848, de deux délits de vagabondage, six de rupture de ban, et a été incarcéré trois ans pour vol. Décédé au dépôt de mendicité de Nancy en 1858, peut-être n'en serait-il pas venu au préalable à ces extrémités, s'il avait benéficié d'une petite pension! Au moins 111 décès ont diminué d'autant la liste des médaillés, et Claude Cuny, maire de Frémonville, souhaite hâter la distribution de la médaille car, écrit-il au sous-préfet, vu le grand âge de la plupart des ayants droit, « pour peu qu'on tarde, nous n'y serons plus pour la recevoir ". Enfin, environ vingt militaires, et parmi eux un capitaine en retraite, ont refusé de faire valoir leurs droits à la médaille lls se répartissent en neuf agglomérations du département: 11 à Nancy, 3 dans 1'arrondissement de Château-Salins, autant dans celui de Lunéville, un dans ceux de Toul et de Sarrebourg. Nous ignorons leurs motivations, mais nous savons que l'un d'entre eux au moins "a refusé de nouveau de présenter ses pièces", preuve qu'il en a été sollicité par les autorités. Le cas de Claude-François Pahin, de Toul, ex-brigadier de Gendarmerie, est particulier. Alors qu'il prétend avoir servi sous les Cent-Jours, il est accusé d'avoir fait partie "de corps francs en 1814 et 1815", avant de faire carrière dans l'armée jusqu'en 1846. Professant "les opinions les plus démagogiques", il a été arrêté en 1856, comme signataire d'un appel à la révolte. Le fait qu'il réclame la médaille peut être considéré "comme une espèce de soumission ".

Prétendre à la médaille commémorative de Sainte-Hélène revenait à fournir la preuve de l'appartenance, à un moment ou à un autre, aux armées de la République et de l'Empire. ll fallait donc produire tout document, émanant des autorités militaires, justifiant d'états de service, ou à défaut un certificat de l'autorité municipale établi après enquête de notoriété, le plus souvent sur la foi d'anciens compagnons d'armes.

Un nombre varié de papiers justificatifs a été produit, qu'il est possible de classer en plusieurs catégories. Celles incluant à la fois les certificats de tirage au sort fournis par le bureau de recrutement de la préfecture de la Meurthe; les extraits du registre d'engagement volontaire émanant de la mairie de Nancy; des commissions d'officier; les certificats d'états de service, de libération, de licenciement; les certificats provisoires d'exemption de service; enfin les congés provisoires ou absolus (c'est-à-dire définitifs) libérant l'homme temporairement ou à jamais des obligations militaires, donnés par les membres du Conseil d'administration du régiment. Ces congés s'obtenaient à la fin des campagnes ou des guerres, ou se justifiaient par un certificat de réforme délivré par un officier de santé. Dans cette masse de documents, nous n'avons trouvé qu'un seul livret militaire.
Nous avons un certain nombre d'attestations d'admission dans un service sanitaire, comme celle de Paul-François Lacroix, de Pont-à-Mousson, capitaine du train des équipages de vingt ans, qui a été soigné à l'hôpital militaire de Monteleone (Calabre) en 1807. Des certificats de bonne conduite aussi: Nicolas Suisse de Réchicourt-la-Petite, "a servi (au 40e R.I.) avec honneur et bravoure, s'est concilié l'estime de ses chefs et l'amitié de ses camarades". Enfin, des feuilles de route et des passeports ont été précieusement gardés. Le plus curieux, daté du 14 avril 1814, est signé par le capitaine d'infanterie commandant la ville de Châlons, au nom de S.M.I., l'Empereur de toutes les Russies. Il incite "toutes les autorités civiles et militaires des Puissances Alliées, à accorder le passage libre et à porter secours et assistance ainsi qu'un logement" à un certain Joseph Périchaut, soldat "ayant permission de retourner à son domicile à Vézelise, dans la Meurthe".

Les anciens militaires avaient été incités à ne pas se défaire de leurs papiers, mais à en fournir des copies certifiées conformes par le maire de leur commune. Cependant, trop d'entre eux ont remis leurs pièces authentiques, reculant peut-être devant les modalités, inconnues pour eux, de la reproduction des documents. Elles ne leur ont jamais été rendues, alors que leurs possesseurs affirment maintes fois y tenir infiniment. L'état de conservation des documents est souvent loin d'être satisfaisant. Il est émouvant de déplier certains congés, passeports ou feuilles de route, usés aux pliures, déchirés, imprégnés de la crasse et de la sueur de l'homme qui les a serrés sous sa chemise. Un livret militaire de 1813, dépourvu de sa couverture d'origirne, a été soigneusement relié, par son propriétaire vraisemblablement, à l'aide d'un rnorceau de parchemin découpé dans un livre de comptes bourguignon du XIIe au XIIIe siècle!

Cependant, ces documents peuvent faire défaut pour plusieurs raisons. Certains ont été perdus, sans plus d'explications: ainsi Nicolas Panot, de Champenoux, blessé, rentrant chez lui avec des béquilles, a eu "toutes ses pièces enlevées par les Russes en traversant la plaine de Châlons"; Nicolas Toussaint, de Ménil-la-Tour, déclare avoir perdu son livret "à Lipsic (sic), en passant la rivière". Bagages, argent et pièces ont pu être abandonnés sur le champ de bataille de Waterloo. Autre exemple: en 1814, lors de l'invasion des cosaques, Nicolas-Christophe Leclerc, cultivateur à Foug, "a eu le malheur de voir brûler chez lui par le fait de ceux qui y étaient logés, la boîte qui renfermait tous ses papiers, dont son congé ". Il arrive, et "c'est l'exacte vérité", que des états de service aient été égarés par un maire! Enfin, dans l'espoir d'obtenir un secours ou une pension viagère, certains ont adressé au ministre les pièces justificatives de leur passé militaire et en dépit de réclamations, elles n'ont jamais éte retournées à leurs propriétaires. Rarement il est vrai, l'homme "est tout enfant" et ne se rappelle plus les campagnes qu'il a faites, ni ce qui a bien pu advenir de ses papiers. Devant ces carences, le maire de la comrnune est autorisé à produire, après enquête, un certificat de notoriété. Quelquefois, il est obligé d'attendre, comme le maire de Battigny, pour se procurer les états de service du "sire Legrand parti en moisson dans un autre village". Mais certains militaires, n'habitant plus leur commune d'origine, doivent rechercher eux-mêmes les attestations d'anciens officiers ou compagnons d'armes En dépit de sa bonne volonté, Jean-François Schneider, ancien sous-lieutenant au 7e bataillon d'élite de la Moselle, s'excuse de ne pouvoir produire que le témoignage d'un ancien sergent: "J'ai été au payi (sic) et voilà tous ce que je puis vous remettre. Tous les officiers... sont morts ou dispersés". De son côté, le ministère de la Guerre a pu adresser, sans que cela ait pu être possible pour toutes les unités, des copies d'états de service, d'après les registres, matricules et documents déposés dans ses Archives.

Les documents dont nous disposons sont riches en renseignements relatifs aux anciens militaires encore vivants en 1857.

L.'âge des postulants est mentionné dans les dossiers individuels comme dans la plupart des listes dressées par les commues. De sorte qu'il est possible d'établir des nomenclatures d'individus, par arrondissements, en fonction de leur âge. Les cas extrêmes étant respectivement 58 ans et 91 ans, il a été procédé par classements, de cinq en cinq ans, selon les catégories suivantes: moins de 65 ans; 65 à 70 ans, 70 à 75 ans; 75 à 80 ans; au-delà de 80 ans. En fournir le tableau ne semble pas indispensable, car il s'avère qu'à l'intérieur d'une même tranche, il y a proportionnellement peu de différences d'un arrondissement à 1'autre. 23 % des anciens militaires (20 à 25 %) ont moins de 65 ans en 1857; parmi ceux qui sont âgés de 58 à 60 ans, on trouve des débuts de carrière militaire à 12 ans comme jeune tambour. La tranche la plus importante, 42 % (de 39 % à 43 %), est celle des 65-70 ans; la troisième avec 17 % (de 16 à 18 %) groupe les 70-75 ans; enfin, dans les deux dernières se trouvent des anciens combattants des armées de la République; elles comptent pour respectivement 9 % (chiffre identique dans tous les arrondissements) et 8% (de 6 à 10 %) du total.

Procéder à un comptage similaire pour les listes supplémentaires est aléatoire, car les proportions, dans bien des communes, sont faussées par le hasard des retards. Néanmoins, il s'avère exact que la tranche la plus importante, là aussi, est celle des 65-70 ans. Par conséquent, près de la moitié des survivants des guerres de la République et de l'Empire en fait partie en 1857.

Le relevé de leurs affectations montre que ces anciens militaires ont été ventilés dans presque toutes les formations de l'armée de terre, y compris quelques rares artilleurs de marine. La majorité d'entre eux a évidemment servi dans l'infanterie de ligne. Et particulièrement par ordre d'importance décroissante dans les 96e, 4e, 18e et 139e régiments. "Un des plus beaux et un des plus sages de l'armée", selon une parole prononcée à l'Assemblée Nationale en 1790, le 96e avait fait les campagnes de Belgique (1792), d'Allemagne (1792-98), d'Italie (1800-01), d'Allemagne (1805-07), d'Espagne (1808-13), d'Allemagne (1813), de France (1814) et enfin de Belgique (1815). Bonaparte en 1796, Soult en 1807, ont fait 1'éloge de la bravoure du 4e qui a combattu à Saint-Domingue (1791), en Allemagne (1794-96), en Italie (1796-97), en Hollande (1799), en Allemagne (1800 et 1805-09), en Russie (1812), en Allemagne à nouveau (1813), en France (1814) et en Belgique (1815). Quant au 18e, devant qui l'ennemi ne tenait pas, selon Bonaparte, on le trouve successivement en Belgique (1792), en Italie (1796-97), en Suisse (1798), en Egypte (1798-1801), en Allemagne (1805-09), en Russie (1812), en Allemagne (1813) et en France (1814). Enfin le 139e a fait campagne en Allemagne (1794-95 et 1813) et en France (1814).

Des appelés ou des engagés de la Meurthe ont fait exceptionellement partie d'armées étrangères, comme ce Joseph Burdeau, de Toul, réformé en 1812 à Anna Capri, et qui était "fuciliere alla quinto compagnia del primo battaglione del septimo regimento di linea "de l'armée napolitaine, celle du prince Murat. Et Constant Molosky, ancien militaire polonais du 44e régiment d'infanterie, ayant servi sous les ordres du prince Poniatowski de 1810 à 1813, est un des seuls médaillés étrangers du département de la Meurthe où il réside en 1857.

Il n'est donc pas étonnant que le nombre de campagnes de beaucoup de ces vétérans soit tout à fait impressionnant. En avoir au moins quatre, six ou huit à son actif est presque habituel pour ceux qui ont pris les armes au début des guerres de la République et de l'Empire, et fait vingt-trois ans de service. Plus d'un déclare quinze campagnes, comme ce chirurgien rnilitaire entré au service en 1792, et qui l'a quitté en 1825. Tel autre signale quinze batailles "sans compter le siège de Saragosse". Cas extraordinaire que celui de Jean-Dominique Remy, de Charey, du 11e régiment de cuirassiers; entre à la réquisition de 1792, il réintègre la vie civile après Waterloo, non sans avoir, déclare-t-il, participé à cent vingt batailles, et avoir eu vingt-deux chevaux tués sous lui. Affabulateur peut-être, mais néanmoins officier de la Légion d'Honneur!

A pied ou à cheval, ces hornmes ont parcouru l'Europe en quelques années. Exemple banal: à Lorrach l'an 4, Winterthur l'an 7, tel soldat combat en 1806, en Pologne, l'année suivante en Prusse, et rendu inapte au service est réformé après Wagram. D'autres se retrouvent en 1806-07 en Prusse et Pologne, en 1808 en Espagne, puis en Russie (1812), en Saxe (1813 ), enfin en Flandre ( 1815). Certains ont été du Portugal à Walcheren et Flessingue. Officier de la Garde du prince Murat, Paul Klein, né à Lohr est grièvement blessé à Waterloo; après avoir participé à Austerlitz, Wagram, aux campagnes d'Espagne, de Russie et de France, il avait suivi Napoléon à l'île d'Elbe. Et Pierre Ardant, chef de bataillon de la ligne puis des chasseurs à pied de la Garde Impériale, est passé de l'armée des Pyrénées (1792-93), en Italie (ans 4 et 5), en "Angleterre", l'an 6 et l'an 7, puis en Hollande (an 8), à l'armée du Rhin (an 9), sur les côtes de l'Océan (ans 12 et 13); il va en Russie avec la Grande Armée, pour en terminer dans l'armée du Nord.

Nous n'avons trouvé qu'un seul militaire de la Meurthe survivant de la campagne d'Égypte.

Pour la plupart, Waterloo a marqué la fin de la carrière militaire, quelquefois après vingt-trois années de service, ou un "cursus honorum" particulièrement brillant. Hubert-Joseph Perrin, de Hellocourt, sorti de l'École Polytechnique, a été fait "membre de la Légion d'Honneur à Burgos en 1808, chevalier à Vienne en 1809", chef d'escadron en 1811, baron à Moscou en 1812, officier de la Légion d'Honneur à Dresde en 1813. De retour d'une captivité en Hongrie, il est nommé colonel en 1814, fait partie de l'État-major en 1815, et rentre dans ses foyers après la campagne des Flandres. Certains militaires ont continué de servir sous la Restauration, la Monarchie de Juillet et le Second Empire, comme ce Pierre-Antoine Luxembourg, enfant de troupe de douze ans en 1793 qui finira lieutenant en 1835. Tel autre, engagé volontaire en 1793, Capitaine en 1813, prendra sa retraite en 1824, titulaire de la Légion d'Honneur (1811 ), et de l'Ordre de Saint-Louis (1817). Plus particulier est le cas du chevalier Marizot de Marryn, de Toul. D'abord élève de l'École royale et militaire de Pont-à-Mousson puis de celle de Châlons-sur-Marne, il émigre en 1792, combat dans l'armée des Princes, puis rallié à l'Empereur, il sert en Espagne, Italie et France dans l'état-major du prince Berthier. Il cumule les dignités de chevalier de la Légion d'Honneur (1813), de chevalier de l'Ordre de Saint-Louis (1814), et d'officier de la Légion d'Honneur en 1815, pour avoir servi fidèlement les régimes successifs. Colonel d'Empire, il quittera la carrière militaire en 1826, après avoir rempli les fonctions de gouverneur des places de Givet et Charlemont.

Que de héros parmi ces anciens militaires! Faute de pouvoir tous les citer, il suffira d'exposer le palmarès de Philippe-Jacques Bammès, vingt-deux fois blessé, qui peut se glorifier de la prise d'une pièce de canon à Donnerwerthe en 1805, de celle d'un drapeau à Iéna en 1807; en 1810, il capture un colonel de cavalerie, et une pièce de canon à Campemajor. "On n'est pas plus brave que ce militaire""(celui-là) est surnommé le Patriote"... On trouve de telles réflexions sous la plume des maires des communes...

Une proportion, difficile à chiffrer, de ces anciens militaires a subi à un moment ou à un autre, la captivité. Sanf erreurs ou omissions, la première liste de Toul en compte un sixième environ sur le total des ayants droit. Le lieu et la durée de détention sont toujours indiqués. Le prisonnier, la plupart du temps, a été transféré très loin. Pris en Allemagne, certains ont été "amenés'' à Berlin, d'autres à Prague, en Hongrie. Capturé à la Berezina, Dominique Bertin, d'Allain-aux-Boeufs, a été "conduit", à la Noire Volga; celui-là a élé transféré à Novgorod, cet autre est resté dix-huit mois en Sibérie. Un chirurgien, Jean-Jacques Grandeury de Leyr, a été gardé en captivité par les Espagnols. Beaucoup de prisonniers de la guerre d'Espagne ou de la bataille de Waterloo ont été transférés en Grande-Bretagne, et dans les pires des cas "sur les pontons des Anglais". Quatre ou cinq années de détention ne sont pas rares; pris après Trafalgar, l'un est resté neuf ans en Angleterre; Un autre y a été retenu sept ans jusqu'en 1818. Terribles épreuves qu'a dû subir cet évadé de l'île de Cabrera ce Pierre-Antoine Luxembourg (déjà cité), qui, fait prisonnier à Saint-Domingue en 1803, a passé trois mois sur un ponton à la Jamaïque, avant d'être transféré sur un autre à Plymouth d'où il n'a pu s'évader qu'en 1810 pour arriver à Dunkerque sur un bateau neutre. Reprenant du service, il connaît en 1814 la captivité chez les Russes.

Leur passé militaire se rappelle aussi à ces survivants des guerres de la République et de l'Empire par des séquelles de maladies et de blessures. Elles ont pu entraîner une réforme assortie d'un congé définitif signé par les officiers de santé du corps, ou ceux de l'hôpital militaire où le combattant a été soigné. Une faible proportion de ces anciens combattants semble avoir obtenu un certificat de réforme causé par un état de santé défectueux. Tout au moins peu d'entre eux survivent en 1857.

Certaines déficiences, les officiers de santé le reconnaissent, sont antérieures à l'entrée au service, et n'ont donc pas fait reconnaître l'inaptitude de l'homme. Incorporé le 24 avril 1812, déjà atteint "d'une affection scorbutique, invétérée accompagnée d'engorgements des viscères", François Vautrin, sergent au 139e régiment d'infanterie de ligne, ne sera réformé que le 7 mars 1815. D'autres le seront pour des affections aussi diverses que l'épilepsie caractérisée, la myopie accompagnée de clignotement constant du globe oculaire, des dartres pustuleuses, des boutons hémorroïdaux internes, ou une varicocèle unilatérale. Lors du passage des gardes nationaux dans les lignes, une sélection plus sévère a fait renvoyer dans leurs foyers les hommes de petite taille.

Les aléas de la vie militaire exposant aux intempéries et à l'inconfort extrême ont été responsables de "coulements des oreils (sic) fétides et purulents, suite de la carie de l'os temporal", ou d'affections pulmonaires; "toux sèche et convulsive", provoquée par "une transpiration supprimée" par exemple. Mais que penser de ce soldat atteint "d'une faiblesse générale et maladie chronique de la poitrine avec symptômes évidents de phtisie pulmonaire" réformé l'an 10 par un officier de santé, professeur de l'hôpital permanent de la place de Metz, ... et toujours vivant un demi-siècle plus tard, en 1857? Il y a aussi des cas de maladies consécutives à une blessure, telles des douleurs de tête et un écoulement purulent du nez dus "à une blessure adhérente au côté droit de la lèvre supérieure", et qui n'a valu à François Geoffroy, de Juvrecourt, chasseur à la Garde impériale, de n'être réformé que trois ans après avoir été atteint. Dans certaines localités, la proportion des blessés parmi les survivants est importante sinon majoritaire. ll n'est pas rare de trouver des communes où tous les anciens combattants sont des blessés de guerre. Mais il est impossible d'en établir les statistiques, tous les maires ne les ayant pas signalés.

La nomenclature des blessures ne montre pas une grande diversité, car elle ne concerne, bien entendu, que celles auxquelles il était possible de survivre, compte tenu des connaissances médicales de l'époque et des soins sommaires dispensés aux armées. Il s'avère logique de ne trouver aucun cas de blessures abdominales, à l'exception de hernies inguinales ou de quelques lésions consécutives à un coup de feu à l'aine. Le plus souvent, il est question d'atteintes à la tête, à la face, au thorax, aux membres et quelquefois à la colonne vertébrale. Le lieu où l'homme a été touché, et l'arme responsable sont volontiers mentionnés. Il est alors question de coups par armes blanches (baïonnette, lance, sabre), ou armes à feu (biscayen, fusil ou canon); ou encore d'atteintes par l'explosion d'un obus. Quelquefois aussi, dans les régiments montés, de meurtrières chutes de cheval. Ainsi Jean-Claude Hocquel, de Conthil, a été fortement contusionné à la poitrine et victime "d'un cassement de corps en remontant son cheval". Les armes blanches, pénétrant dans les chairs ou frappant à plat, ont provoqué des blessures souvent multiples et de spectaculaires cicatrices. Plus lourds de conséquences semblent avoir été les coups de feu, responsables de fractures et de membres traversés de part en part. Ceux-ci bien souvent ont dû être amputés. On trouve aussi un nombre non négligeable d'individus "estropiés de la main droite, suite d'un coup de feu" ou handicapés par une flexion constante des doigts qui les rendent inaptes au tir. D'après les déclarations, ces infirmités seraient dues au hasard des batailles. Certaines lésions ont amoindri l'homme à vie. Il est alors question de cécité consécutive à un coup de feu, de balles non extraites, de pertes de substance osseuse si importante que l'articulation de l'épaule a été broyée ou que la calotte crânienne a partiellement disparu et enfin d'amputations et de paralysies d'un membre, ou de la mâchoire. L'un marche péniblement, une balle au pied n'ayant pu être ôtée; un autre atteint aux deux jambes ne peut se mouvoir qu'à l'aide de crosses. Celui-ci souffre d'un tremblement de nerfs perpétuel; celui-là n'a plus un membre valide. Combien encore sont diminués par suite de "congélation" aux mains et aux pieds subie en Russie!

Les cas de multi blessures reçues au cours d'un seul combat ou de campagnes successives à travers l'Europe sont relativement fréquents. Joseph Choux, de Fraimbois, du ler régiment de carabiniers, a survécu à vingt-cinq coups de lance. Joseph Thirion, d'Ancerviller, a été blessé aux deux jambes, avant d'avoir deux doigts de la main droite emportés. Il restera infirme de la main droite et de la jambe gauche. Charles Meignen, de Nancy, a reçu un coup de feu à la jambe droite devant Lorrach, l'an 4; un autre à la tête à Winterthur, l'an 7; un boulet à l'épaule droite en 1806, en Pologne; un coup de lance en 1807 en Prusse, enfin un coup de sabre à la cuisse droite à Wagram en 1808. François-Louis Chaudron, ancien officier d'ordonnance du maréchal Ney, quittera l'armée en 1816, après avoir eu la jambe gauche emportée par un boulet à Iena en 1806, et de multiples blessures à l'épaule et au côté droits. Quant à Barthélémy Thomas, sous-lieutenant au 42e de ligne puis aux grenadiers de la Garde, il a été blessé, au cours de ses campagnes, d'un éclat d'obus à la jambe gauche en Calabre en 1804, à la saignée du bras gauche en tombant des échelles à l'assaut du fort de la Moitra en Calabre en 1806, et a reçu sept blessures dans la retraite de Russie (coups de lance et de sabre à la tête, au front, à la poitrine, au côté et à la hanche). Il est impossible, en dépit de leur caractère exemplaire, de citer tous les cas relevés, qui prouvent qu'une blessure même invalidante n'entraînait pas automatiquement un congé de réforme.

Nombre de ces blessés souffraient de séquelles sérieuses, et les rapports signalent des blessures invalidantes au point d'empêcher de travailler. Le maire de Neuves-Maisons déclare en 1857 que les anciens combattants de sa commune sont tous infirmes. Si sévères sont les handicaps qu'il n'y a même aucun avantage à tirer de l'emploi des eaux. La pitié, l'estime à l'égard de ces militaires tout couturés de cicatrices transparaît dans plus d'un rapport de maire. Leurs infirmités ont entraîné l'inadaptation aux travaux du monde rural d'un certain nombre de malportants et d'estropiés. Tous n'ont pas eu une réinsertion dans le monde du travail, comme ce Christophe Heberwiller, infirme du bras droit et de la jambe gauche, qui a trouvé une place de domestique chez le curé de Hoff.

En 1857, comment ces rescapés, souvent débris glorieux, des guerres de la Republique et de l'Empire, arrivent-ils à assurer leur subsistance? Là aussi, il est impossible de connaître la proportion de ceux qui, invalides de guerre ou non, se trouvent dans la misère. Si certains maires signalent les anciens soldats "très pauvres et très caducs", d'autres s'en abstiennent De même, il s'avère particulièrement malaisé de faire la distinction, parmi ces indigents, entre ceux qui, dans le contexte économique de l'époque, le seraient fatalement devenus, et d'autres que leurs infirmités de guerre et les années passées au service de la patrie, ont prédisposé à l'être.

Les documents permettent de confirmer le fait qu'il n'y a pas eu après 1815, de la part des gouvernements successifs, une politique systématique d'assistance aux anciens militaires invalides de guerre. Certains d'entre eux, réformés sous le Ier Empire, touchent des soldes de retraite décentes "eu égard aux états de service et blessures reçues à la Grande Armée". C'est le cas de Charles Renauld, grenadier au 95e régiment d'infanterie, qui par décret impérial du 3 décembre 1809, se voit assurer une rente de 50 francs, transmissible de mâle en mâle, et qui ne pourra être ni engagée ni hypothéquée Elle sera prélevée sur des fonds réservés du Mont Napoléon ou du canal du Midi, puis du canal du Loing. Une action numérotée (le n° 1493 en l'occurrence) la garantit. Toussaint Cresson, de Mailly, fusilier grenadier de la Garde Impériale, a reçu un legs provenant du testament de l'empereur. Enfin, les militaires qui ont poursuivi leur carrière sous la Restauration touchent une retraite calculée selon leurs grades successifs et leurs années de service. Faut-il s'étonner de ce que le comte d'Artois ait rejeté une demande de modique pension d'un indigent qui fait état de dix ans de service, dont huit dans la Garde Impériale? A Pont-à-Mousson, 18 anciens soldats sur 150 touchent une pension de 40 à 240 francs; un secours a été alloué une seule fois à deux autres.

Un nombre non négligeable d'anciens soldats a sollicité à un moment ou à un autre une pension, ou un secours viager ou simplement un secours occasionnel. Nous avons trace de requêtes (la plus ancienne datée de 1850), adressées au service des pensions et des secours viagers de la direction de la dette inscrite, au Ministère des Finances. La loi du 10 juin 1853 autorisait ces démarches qu'il fallait appuyer par l'envoi de papiers justificatifs et un certificat des maires attestant l'état d'indigence des postulants. Combien d'entre eux vivent dans une misère complète, quelquefois à la charge de leurs enfants, ou ayant eux-mêmes à entretenir une femme handicapée et incapable de travailler! Quelques favorisés se sont vus octroyer une somme annuelle de 80 francs, car « S.M l'Empereur dans la sollicitude pour les anciens militaires de la République et de l'Empire a voulu qu'un secours annuel et viager leur fût accordé pour adoucir leur longue et glorieuse infortune et mettre leurs derniers jours à l'abri du besoin". Secours essentiellement révocable, est-il précisé. Mais la demande, datée de 1852, de Dominique Schmitt, de Langate, ancien hussard ayant servi de 1809 à 1816, blessé plusieurs fois, a été rejetée et le Ministère ne lui a même pas renvoyé ses papiers. Et que penser de la situation de ce Joseph Allié, de Francheville, conscrit de 1811, réformé pour maladie, qui a exercé quarante-deux ans durant le métier d'instituteur et qui se trouve "dans une position malheureuse '` pour n'avoir aucune retraite? Il est malaisé de comprendre en vertu de quels critères des pensions ont été allouées ou refusées. Pourquoi des trois anciens militaires de Fenneviller, tous blessés, deux touchent une pension et le troisième a reçu plusieurs fois un secours, alors que non loin de là, à Fréménil, cela ne concerne qu'un seul des quatre anciens militaires, eux aussi tous blessés? Il semble qu'une lettre du Préfet de la Meurthe du 10 février 1851 en donne une explication plausible. Elle annonce le rejet d'une demande de pension à Jean-Joseph Vital, retiré à Rambervillers, ancien soldat de l'Empire dont le père est mort sous les drapeaux en 1794; lui-même, vieux et sans secours, a élevé dix-sept enfants dont l'un a été tué en Algérie. Et elle "exprime les regrets de Monsieur le Président de la République de ne pouvoir étendre les marques de sa bienveillance à tous ceux qui mériteraient sa sympathie".Trop nombreux sans doute!

Par chance, les passages de l'empereur dans le département ont été l'occasion de distribuer publiquement des brevets de pensions viagères et des secours. En juillet 1851, le préfet au nom et par ordre du prince "a remis [à Lunéville] de nombreux secours à ces témoins de la gloire impériale que chaque village lorrain possède encore". A Sarrebourg, le 18 juillet 1852, dix-neuf anciens militaires ont reçu des brevets de 190 francs à 280 francs, et une veuve de soldat un de 110 francs.

Bien souvent, les maires se contentent de solliciter la charité du gouvernement: Un secours occasionnel, ou le renouvellement d'une aide pour l'un ou l'autre de leurs administrés. Leur démarche n'est en rien revendicatrice; au contraire elle est empreinte d'une reconnaissanee anticipée. Quelquefois pourtant, c'est avec amertume qu'ils s'étonnent de ce que le gouvernement laisse dans un état d'indigence extrême un vétéran couvert de blessures et qui a consacré tant d'années à servir la patrie. Et de citer, par exemple, François Manel, de Reméréville, millitaire de 1792 à 1815, qui a assisté à "quarante quatre affaires", y a récolté trois blessures et n'a jamais reçu d'aide financière, quoique dans le besoin. Et à François Thouvenin, de Neuves-Maisons, volontaire de 1794, "jamais secours ne pourra être mieux appliqué, car il est obligé à 80 ans d'aller casser des pierres pour vivre, ne voulant pas mendier". Nicolas Panot, de Champenoux, abandonnait toute fierté quand, le 27 juillet 1856, il sollicite un secours en récompense des services militaires rendus à la patrie. "Ô mon prince", écrit-il à l'Empereur S.M. le Grand Louis Napoléon III, c'est un infortuné vieillard qui vous supplie, un débris de l'ancienne armée. Ouvrez-lui votre main charitable, il vous en conservera une éternelle reconnaissance".
Si le Comte de Bourcier de Montureux maire d'Arracourt, satisfait de sa retraite, "n'accepterait rien de pécunier", Bassigny ancien sous-lieutenant au 2e régiment de cavalerie, qui a une jambe de bois, "accablé de malheurs après 1815""sans indemnité pécuniaire qu'il espère toujours" remarque amèrement que l'"on voit partout les services, nul (sic) part la récompense". Et ce constat, empreint d'un peu d'exagération, reflète les sentiments d'injustice, voire de colère, que pouvait provoquer à l'égard de gouvernements ingrats la navrante situation de beaucoup d'anciens militaires de la République et de l'Empire.
Pourtant, ces anciens militaires étaient, on l'a vue, disséminés jusque dans chaque village lorrain, où le temps s'écoulait calmement rythmé par les saisons et les travaux agraires. Souvent difficilement réadaptés à la vie civile, parmi des laboureurs et des manouvriers qui pouvaient n'avoir jamais franchi les limites du terroir, ils y ont campé des personnages éminemment pittoresques. Comme plus tard ce Polloche, ancien combattant de Crimée, qu'Emile Moselly a fait vivre dans Terre Lorraine. Inlassablement, et dans tous les "couarails", ils ont raconté, sans avoir vraiment besoin de les magnifier, leurs marches à travers l'Europe conquise, leurs prouesses, leurs blessures, l'Empereur!

 Fervents du culte impérial qu'ils entretenaient, ils pouvaient constituer d'appréciables éléments de soutien au Second Empire. La correspondance administrative révèle l'état d'esprit avec lequel la prochaine distribution de la médaille de Sainte-Hélène a été accueillie par les anciens combattants de la République et de l'Empire. Pour plus d'un misérable vieillard, abandonné de tous, infirme, elle représente le dernier bonheur sur terre. François Grandepie, de Dieulouard, qui ne peut plus se lever, « verrait avec plaisir à son chevet ce signe de valeur que notre empereur bien-aimé a voulu laisser à tous les braves qui ont contribué à placer la France et le nom de Napoléon au premier rang de l'histoire.
"Ils attachent le plus grand prix, écrit un sous- préfet, à cette marque distinctive de leur gloire passée, qui leur rappelle le précieux souvenir du grand homme qui a conduit tant de fois ses braves soldats à la victoire." lls seront si fiers de la porter! Un témoignage nous en reste: visiblement très âgé, raide dans son costume"propre", un ancien militaire s'est fait photographier à Lunéville, dans une position de face trois quarts qui met en évidence la médaille dont il est décoré.
Il ne faut cependant pas oublier qu'une très petite proportion des ayant droit (peut-être 12 %) a refusé la médaille. La distribution des médailles, à laquelle on a voulu donner un caractère officiel devait se dérouler un dimanche dans une salle des mairies, sous-préfectures et préfectures. Mais le déplacement s'avérait impossible pour bien des vieillards estropiés ou malades "à qui le voyage pouvait nuire". Aussi furent-ils autorisés eux aussi à déléguer procuration.
Le Moniteur de la Meurthe et les journaux locaux ont été utilisés pour informer les ayants droits de l'arrivée des médailles et des modalités de leur distribution. Si les annonces de presse sont rédigées en termes laconiques, en revanche les instructions préfectorales enjoignaient d'entourer la cérémonie de solennité.
C'est le sous préfet de Sarrebourg qui en fournit le compte rendu le plus détaillé. Il a procédé lui même, "hier dimanche à la distribution des médailles.. au milieu d'un grand concours de personnes invitées à y assister" (lettre au préfet, du 20 novembre 1857). Et la fête s'est terminée aux cris nombreux et répétés de « Vive l'Empereur! ». A Phalsbourg, le mois suivant, « voulant donner... le plus d'éclat possible", il invite les autorités militaires et le corps des officiers de la garnison à y participer, ainsi que le maire, le conseil municipal et tous les fonctionnaires. "C'est dans une grande salle disposée à cet effet, ornée de faisceaux d'armes et de drapeaux qu'a eu lieu la solennité. La musique du régiment faisait entendre, par intervalles, des morceaux choisis." A Haroué, à la réception des médailles, "des cris de Vive Napoléon Ier et Napoléon III étaient sans cesse répétés". Et détail touchant: une adresse a été signée par les militaires pour être présentée à S. M. "Elle est un peu salie, déplore le maire, chose que je n'ai pu éviter par la faute et les mains tremblantes de ces vieillards". Toutes les médailles n'ont pas été remises dans une telle atmosphère et un tel decorum. Partout, il a fallu procéder à des séances supplémentaires pour les retardataires. Pour n'en citer que quelques exemples, à Bayon, 115 titulaires ont reçu leur médaille en 13 séances (11 février au 9 novembre 1858); la plus importante, celle du 14 février, récompensait 52 militaires; à Lunéville, neuf distributions supplémentaires s'échelonnent du 6 septembre 1857 au 4 mars 1858; à Nancy enfin, 450 médailles ont été réparties en onze fois du 20 septembre au 29 octobre 1857, à raison de 12 à 93 selon les jours. Des personnalités, comme le préfet, ont reçu directement leur médaille de la Grande Chancellerie. Et lors du passage de Napoléon III à Nancy en septembre 1858, un certain nombre de médaillés ont été autorisés à faire partie du cortège destiné à le recevoir.
Sans aucun doute possible, ces cérémonies ont ravivé le souvenir laissé par Napoléon Ier, et dans certaines localités, les anciens militaires ont fait célébrer en grande pompe un service funèbre à sa mémoire. A Lunéville, c'est "dans le plus grand recueillement" que les autorités et une grande partie de la population y ont assisté. Mais à Blainville, le sieur Jéhaut, ex-sergent au 50e de ligne qui " a provoqué cette réunion..a fait l'avance à ses camarades pauvres des frais que cette louable action a occasionnés". Il s'avère donc que si l'idée de cette messe "in memoriam" a été spontanée, ce sont les anciens militaires, dont beaucoup étaient dénués de ressources, qui ont dû se cotiser pour la payer.
Les sous-préfets avaient reçu l'ordre d'entretenir les anciens militaires, préalablement à la distribution des médailles, de l'opportunité de créer des associations de secours mutuels et de les persuader de s'y inscrire comme membres libres, s'ils étaient dans l'aisance, comme membres participants, s'ils n'étaient pas à l'abri du besoin. Ces associations devaient être assurées de la sympathie de l'empereur et du concours financier du gouvernement. Leurs statuts devaient être identiques à ceux des sociétés confraternelles de secours mutuel organisées pour les ouvriers par décret du 29 mai 1852. Ceci dans le but de resserrer les liens de confraternité entre les membres participants, leur assurer les soins médicaux le cas échéant, leur payer une indemnité pendant le temps de leur maladie, et donner les honneurs funèbres à ceux qui par leur position de fortune seraient hors d'état de les supporter. Les indemnités aux malades fixées à 50 centimes par jour le premier mois de la maladie, étaient réduites de moitié pour les cinq mois suivants. Les invalidités causées par la débauche, l'intempérance et les rixes n'entraient pas en ligne de compte.

Les sociétaires se devaient de verser 25 centimes par mois, à l'exception de ceux âgés de plus de 65 ans, impécunieux et n'ayant pas de pension de l'Etat. Nous avons vu qu'ils étaient nombreux dans cette catégorie. Des associés libres pouvaient par leurs soins, leurs conseils, leurs souscriptions contribuer au bon fonctionnement de la société sans participer à ses avantages. Les uns et les autres avaient à prendre l'engagement d'assister avec leurs insignes au Te Deum annuel du 15 août, célébré en 1'honneur de Napoléon Ier, dans l'église paroissiale du chef-lieu de canton.

Un fonds social se créerait au moyen des cotisations, des dons, des subventions de l'État, des départements et des communes et éventuellement des revenus des fonds placés. La société devait se dissoudre d'elle-même si ses ressources s'avéraient insuffisantes.

Dans la pratique, le gouvernement souhaitait que ces sociétés se multiplient à raison d'au moins une par chef-lieu de canton. Leur bon fonctionnement répondait à un véritable besoin social et pouvait pallier le manque de ressources de beaucoup de médaillés.

Comment les anciens militaires ont-ils accueilli ces projets? Avec enthousiasme. A Sarrebourg, par exemple, ils ont tous voulu s'inscrire."Les sociétés de médaillés ont réuni un nombre d'adhésions assez considérable... Elles ont une utilité incontestable car elles raniment dans le cœur des sociétaires les sentiments de confraternité, du devoir et de l'amour de la patrie... ". De la part du préfet de la Meurthe qui emploie ces termes en écrivant au ministre de l'Intérieur le 13 mars l858, il s'agit bien davantage d'un plaidoyer que d'une constatation, car dès leur constitution, les sociétés se sont heurtées à des difficultés de fonctionnement. Le sous-préfet de Toul, en avril 1858, se plaint de ce que les anciens militaires "en position nécessiteuse ne comprennent pas l'avantage du léger sacrifice de la cotisation". Qu'en est-il en réalité?

A Nancy, 73 sociétaires seulement, originaires de la ville et des communes environnantes, la plupart âgés de 65 à 70 ans, versent une cotisation mensuelle de 0,25 F, leur éventail professionnel est réduit: 31 ouvriers, artisans, employés, 9 journaliers, 7 militaires, sous-offficiers ou gendarmes retraités, 5 commerçants, 2 ex-pharmaciens et quelques participants de professions diverses ou inconnues. Des associés libres, au nombre de 21, payent des cotisations s'élevant de 0,25 F à 1 franc par mois. Parmi eux, le comte Molitor, maire de Malzéville et adjoint au maire de Nancy, 6 officiers et 3 sous-officiers en retraite, des membres de professions libérales, un rentier, un commerçant, un artisan. L'ensemble des cotisations à Nancy n'atteint pas trente francs par mois. Phalsbourg et son canton ne comptent que 56 membres participants. Lunéville en a 77 dont dix indigents. lls versent les mêmes sommes et présentent les mêmes caractéristiques professionnelles qu'à Nancy. 27 "membres honoraires" cotisent à 0,50 F par mois. Les cotisations totales s'élèvent à 32,75 par mois, chiffre légèrement supérieur à celui de Nancy. Dans bien des chefs-lieux de canton, il s'est avéré impossible de créer une association qui eût été incapable de subvenir à son fonctionnement.

Le préfet qui, dès 1860, fait le bilan de la situation, relate qu'à Nancy s'est constituée une association d'anciens officiers sous le nom de "Société Saint-Martin" dont les membres se sont retirés de l'association des Médaillés de Sainte-Hélène où "il n'est plus resté que des soldats de l'Empire, presque tous âgés, infirmes, sans fortune et hors d'état de participer aux charges de l'association". Réduites à leurs propres ressources, les sociétés n'ont pu être viables et ont été ainsi abandonnées par une partie de leurs membres. Et de la part du préfet, c'est le constat d'échec. Il rend compte en 1860 au gouvernement que faute du
quorum nécessaire, les réunions ne peuvent se tenir et mélancoliquement ajoute: "Je n'ai plus insisté pour obtenir l'organisation d'une œuvre qui ne pouvait plus se soutenir par elle-même."

Le gouvernement avait recommandé de lui présenter pour chaque société créée des candidatures de présidents sélectionnés avec soin pour l'estime dont ils pouvaient jouir, leurs capacités, leurs opinions politiques. Souvent ce furent d'anciens officiers, "dévoués à l'ordre et au gouvernement de l'Empereur."

Il apparaît clairement que le but du gouvernement du Second Empire a été de se servir de ces sociétés de médaillés pour appuyer le régime. Il semble que l'état de détresse dans lequel se trouvait un certain nombre d'anciens titulaires ait été sous-estimé. Connu ensuite par les rapports du préfet de la Meurthe, aucune action charitable d'envergure n'a été entreprise pour le soulager, en dépit des promesses préalables. La Médaille de Sainte-Hélène paraît avoir été créée pour faire ressurgir les souvenirs de l'épopée napoléonienne, et tenter de faire rejaillir sur le neveu un peu de l'attachement ressenti pour l'oncle. La distribution effectuée, les anciens militaires ont, jusqu'à nouvel ordre, été abandonnés à leur sort.
 

Françoise JOB, Docteur en Histoire, Université de Nancy 2.

Les anciens militaires de la République et de l'Empire dans le département de la Meurthe, en 1857, et la médaille de Sainte-Hélène. (Annales historiques de la Révolution francaise n° 245. juillet-septembre 1981, p. 419-435; Pays Lorrain, 1981, n° 2, p. 97-108)

 Les médaillés de Sainte-Hélène. Gravure de Léopold Flameng. 1859


Lexique :

pontons : Vieux bateaux désarmés, ancrés dans certains ports, ils servaient de prison Les hommes y vivaient entassés, enchaînés, dans d'atroces conditions; ceux des pontons inférieurs, les pieds perpétuellement dans l'eau.

Cabrera : Petite île de l'archipel des Baléares, au sud de Majorque. Dès 1809, des prisonniers français y sont amenés, libres d'y organiser leur vie. Mais le ravitaillement alloué est calculé en dessous du minimum vital. Et il arrive que l'on oublie les prisonniers, d'où une mortalité globale de 75 % des effectifs (1809-1815). Une solution finale qui n'avoue pas son nom.
 

Sources et bibliographie

1. Sources manuscrites
Aux Archives départementales de Meurthe-et-Moselle.
Série M:
l M 602. Rapports généraux des préfets de la Meurthe.
1 M 676. Voyages du Prince-Président, puis de l'Empereur, dans le département de la Meurthe (1850-57).
1 M 707. Titulaires de la Croix de Saint-Louis et de la Légion d'Honneur (1822-29 et l 856).
1 M 708. Médaille de Sainte-Hélène. Liste des anciens militaires de la République et de l'Empire ayant reçu la médaille (1858). Sociétés confraternelles des médaillés de Sainte-Hélène: statuts, listes des membres (1856-60).
1 M 709. Enquête du préfet auprès des maires sur les anciens militaires candidats à la médaille de Sainte-Hélène (1857); listes des médaillés (1858-59).
1 M 710-16. Dossiers des militaires ayant servi de 1792 à 1815 proposés pour la médaille de Sainte-Hélène: états de service, congés, certificats, exemptions, etc.
6 M 16. Recensement de 1856.

2. Sources imprimées
Journal et Petites affiches de Lunéville, 5-12-1857, 30e année, n° 1577.

3. Bibliographie
Général ANDOLENKO, Recueil d'historiques de l'infanterie française, Paris 1969. - Recueil d'historiques de l'armée blindée et de la cavalerie, 1968.
CABOURDIN (G.), L'opinion publique dans le département de la Meurthe sous le Second Empire. L'opposition à Nancy dans Bulletin de la Société lorraine des études locales, n° 10 oct.-déc. 1959, p. 10-14.
GODECHOT (J.), Les institutions de la France sous la République et l'Empire, Paris 1968.
MOSELLY (E.), Terre Lorraine, 1907
PELLISSIER (P.) et PHELIPEAU (J.), Les grognards de Cabrera, Paris 1980.
QUENNEVAT (J.-C ), Les Vrais soldats de Napoléon, Paris - Bruxelles 1968.
ROUSSET (C ), Les volontaires de 1791-94, Paris 1894.
Mémoires de J.-P. Armand Barrau, quartier-maître au IVe corps de la Grande Armée, sur la campagne de Russie de 1812, présentés et annotés par J. GODECHOT, Pisa, 1979.